Pascal Nègre : “On a une image d’hommes préhistoriques”

Le 4 décembre 2010

Pour évoquer les évolutions du secteur de la musique, entretien avec l'une de ses figures emblématiques: Pascal Nègre, PDG d'Universal.

Lorsque Pascal Nègre sort un livre (Sans Contrefaçon, titre gracieusement accordé par son amie Mylène Farmer) qui revient sur sa carrière, de ses débuts sur une petite radio de la région parisienne à son ascension au poste de P-DG de la première major de France, l’occasion est trop belle. OWNImusic en a donc profité pour le rencontrer et l’interroger sur les questions qui animent voire secouent l’industrie dont il est une des incarnations emblématiques.

L’homme, affable, est relativement facile d’accès et accueillant. Du haut de son bureau du Vème arrondissement, nous abordons des sujets qui font polémique et parfois même fâchent. Si l’échange est parfois animé, M. Nègre nous assure qu’il n’est “jamais en colère, mais convaincu”.

Le parti pris de notre interview était moins de parler du livre et de l’auteur (sur lesquels vous pourrez trouver de nombreuses critiques plus ou moins élogieuses) que d’entendre les positions de l’un des hommes les plus puissants de l’industrie musicale en France. Une industrie qui, comme chacun sait, subit des mutations fondamentales.

Nous avons délibérément choisi de vous donner accès à l’intégralité de notre entretien [PDF], qui a duré près d’une heure quinze au lieu de la demi-heure initialement prévue. Preuve que même si nos avis divergent (et ce fut souvent le cas au cours de cet entretien), rien n’empêche d’échanger avec un chef d’entreprise souvent décrié.

Pascal Nègre, un homme affable

Nous rencontrons Pascal Nègre au cours d’une semaine qui s’annonce historique pour les charts anglais. L’ancien boysband Take That, reformé et revenu à son succès d’antan, a sorti son nouvel album quelques jours plus tôt et est en passe de battre les records de ventes pour une première semaine. Il s’en est finalement vendu 520 000 en sept jours, soit la meilleure première semaine depuis Be Here Now d’Oasis en 1997… un jackpot pour Universal, la maison de disques du quintette britannique. C’est un beau prétexte pour interroger leur patron sur cette différence notable entre anglais et français: pourquoi ceux-ci achètent-ils toujours autant de disques ? 

Les anglais ont une relation totalement différente à la musique. Posséder de la musique est quelque chose de culturellement fondamental.

“Alors évidemment après il y a des débats mais pourquoi ? Ça n’est en tout les cas pas parce qu’on a loupé quelque chose puisque c’était le cas dans les années 60, dans les années 70 et ainsi de suite. J’ai souvent abordé le sujet en demandant pourquoi. Certaines personnes ont une analyse assez originale qui consiste à dire que le 45 tours était un support surpopulaire en Angleterre dans les années 60, tandis qu’en France c’était un support acheté par les classes moyennes. Alors j’en rajoute un peu et je n’aime pas ces termes, mais la musique, c’était vraiment un truc de prolo en Angleterre. En France, ceux qui achetaient un 45 tours étaient dans la classe moyenne.

L’autre argument étrange consiste à dire qu’en France, nous avons toujours eu besoin pour développer des carrières d’artistes, d’avoir des textes alors qu’en Angleterre un ‘love me yeah yeah yeah’ on s’en fout complètement pourvu que ça bouge. La mélodie est plus importante.”

Certes, mais on peut s’interroger sur le virage du numérique, largement pris par nos voisins d’outre-Manche (et d’ailleurs), mais plus poussif chez nous. Monsieur Nègre ferait-il preuve de mauvaise foi lorsqu’il évoque “la taille du gâteau” pour expliquer les différences de chiffres entre les deux marchés ? Certainement. On ne saurait trouver satisfaisant le fait de vendre 7000 ou 8000 titres quand on est en pôle position des classements quand dans d’autres pays aux marchés comparables au notre le numéro 1 des charts réalise 100 000 ventes hebdomadaires.

Logique donc d’évoquer un thème que nous avons déjà largement abordé sur OWNImusic : l’éducation musicale. On pourrait imaginer que les patrons de majors prennent conscience qu’avec un système d’éducation musicale plus efficace, ils pourraient profiter d’un public plus cultivé, demandeur de musique et bénéficier ainsi d’un vivier d’artistes plus compétents. Pascal Nègre développe son analyse de l’environnement culturel dans lequel il évolue:

“Là, c’est un long combat et pourquoi [...] ? Eh bien parce qu’en France, le culturel, (ça veut dire le respectable) c’est évidemment la plupart du temps le livre. Et la France est un pays d’écrivains. Ensuite, c’est le film. Parce qu’historiquement la France, à juste titre d’ailleurs, depuis le Front Populaire, a mis en place des systèmes d’aide au cinéma pour que le cinéma français existe. Dans la musique, le culturel, c’est la musique classique. Je me rappelle de mes cours en cinquième ou sixième où on nous faisait écouter les grands œuvres classiques, ce qui est très bien d’ailleurs. Mais voilà, en Angleterre, les Beatles font partie du patrimoine, c’est aussi important que pour nous Victor Hugo. Mais alors là mon pauvre, pour changer les mentalités, y’a du boulot.”

L’analyse étant plutôt pertinente, nous osons interroger notre interlocuteur sur la possibilité pour les industriels de la musique de participer à l’amélioration du système de l’éducation musicale en France (voir notre entretien avec Didier Lockwood). “Alors on peut dire avec notre petit niveau ‘faites des efforts’…mais alors là… [...] J’explique dans mon livre que notre poids économique est faible [...]”.


Pascal Nègre est PDG de maison de disque et non conseiller du ministre de l’Éducation Nationale, il est bien plus loquace sur les thématiques orientées business. Nous abordons alors les sujets qui nous animent chez OWNImusic, parmi lesquelles le marketing et la monétisation à l’heure d’Internet. En commençant par le concept du “pay what you want” (ou prix libre), le chef d’entreprise se réveille : “ça ne fait pas rêver”, nous dit-il lorsque l’on prend l’exemple, pourtant positif, du groupe anglais Radiohead.

Moi je pense que la “vraie” révolution de la distribution numérique c’est l’abonnement.

“Donc à partir de ce moment là, le Pay What You Want n’a même plus de sens parce qu’en fait c’est, “paie un accès à tout ce que tu veux”. Ce n’est plus “tu paies pour telle création”, mais “tu paies pour avoir accès à toutes les créations et tu prends ce que tu veux”. Ça c’est le premier point, et le deuxième point qui est intéressant pour moi avec l’abonnement et en particulier avec tout ce qu’est en train de développer Spotify, c’est l’échange des playlists et donc c’est le partage, qui était la deuxième idée. La musique, c’est l’écouter et la partager.”

Alors que le peer-to-peer remet en question la notion de partage depuis une dizaine d’années, que signifie “partager” selon Pascal Nègre ? Il est assez clair que cela n’a rien à voir avec une idée d’échange à l’infini entre internautes consentants:

“Quand on partage, c’est volontaire. Je vais partager mon dîner avec vous et j’en suis ravi. Si vous déboulez chez moi et vous vous asseyez à ma table alors que je ne vous ai pas invité alors là, ça ne s’appelle pas du partage. [...] Ensuite [...], et c’est sûrement mon côté égoïste, mais je partage avec les gens que je connais. Donc [...] avec le Peer to Peer vous ne partagez pas.”

On est donc tenté de nuancer ce concept de partage et de le reconsidérer au côté de la notion plus appropriée de recommandation. Ce que M. Nègre lie à ce qui constitue pour lui l’avenir de la musique enregistrée : l’abonnement aux services de streaming. “(…) Moi, ce que j’aime, parce que dans les propositions d’abonnements (n’oubliez pas que ce marché digital il est tout jeune, il est tout petit) c’est que c’est prévu. C’est à dire que vous pouvez vraiment partager. Vous échangez des playlists et là, pour moi, il y a une notion de partage.”

On en vient enfin à saisir la vision de l’homme d’affaires sur le futur de son secteur. Comme si la bataille de la vente de musique en tant que produit d’appel était presque perdue, il nous explique:

[mon] métier aujourd’hui, c’est de vendre des disques et des téléchargements. Demain, ce sera que ce soit écouté.

La nuance n’est pas insignifiante, puisqu’elle induit la nécessité d’une réelle réflexion stratégique dont on peut douter que les majors aient pris la mesure.

“on a une image d’hommes préhistoriques, alors qu’on est à l’inverse des pionniers, c’est à dire qu’on est les premiers à avoir essuyé les plâtres, qu’on est en train de travailler, de trouver les modèles, à la fois de ‘comment je vais vendre, comment je vais diffuser et monétiser’, parce qu’on a besoin de ça, et parallèlement à ça, on est d’une modernité absolue dans la manière dont on travaille aujourd’hui, le community management… Pour vous dire, ça fait un certain nombre d’années que ça existe chez nous, comment on travaille, comment on crée des blogs, comment on fait monter la sauce…”

Pas franchement convaincus malgré la verve certaine de notre hôte de la matinée, nous continuons à croire que les majors tâtonnent encore dans leur appréhension du digital, plus de dix ans après l’apparition de Napster et consorts. Si les initiatives valorisant les contenus (telle la web TV “OFF”, lancée par Universal cette année, qui propose du contenu exclusif de ses artistes) commencent à apparaître, elles restent des initiatives isolées et bien tardives. La justification de ce retard, si elle peut sembler sincère s’avère quelque peu maladroite :

Créer des contenus, c’est facile, mais si à un moment je crée des contenus et que ça me coûte une fortune… [...] Effectivement, Off c’est peut être pas très original mais j’ai l’impression qu’on est les premiers à faire ça…

Si nos avis respectifs divergent quant aux nouveaux usages, nous restons persuadés que la notion de monétisation, et par là-même la rémunération des artistes et le maintien d’une réelle économie autour des contenus culturels, est le nerf de la guerre dans ce débat.

Sur le chapitre primordial de la monétisation des contenus et de la rémunération des ayant-droits, M. Nègre s’inscrit en farouche opposant à la licence globale. “Il y a deux raisons. D’abord, en tant que citoyen, je ne vois pas pourquoi on me taxerait alors que je n’écoute pas de musique [...]”

“Deuxième raison : ca favorise qui ? Les gros. Alors vous allez me dire, ‘vous êtes complètement crétin, vous êtes la plus grosse maison de disque avec les plus gros artistes, vous pourriez en profiter’. Oui, mais non. Parce qu’on est le premier producteur de musique classique dans le monde, premier producteur de jazz dans le monde, on est le plus gros producteur de nouveaux artistes dans le monde. On est la maison de disque, en France et à l’international qui signe le plus de nouveaux artistes.” Ici, M. Nègre fait allusion au système de répartition des revenus liés à l’exploitation de la musique, qui, dans le cadre d’une licence globale, s’effectuerait par le biais de sondages effectués auprès des internautes. Nous ne pouvons nous empêcher de constater que la répartition actuelle des droits perçus auprès des radios et autres usages publics sont approximatifs et dépendent largement de la bonne foi des déclarants.

Allez, accordons tout de même au patron l’intention “louable” de maintenir un certain niveau de diversité au sein de sa major. Croyez-le ou pas, Universal ce n’est pas que les vaches à lait de type Black Eyed Peas ou Mylène Farmer :

Chez nous et il y a pleins de disques qu’on vend à trois-cents exemplaires et j’en suis très fier parce que ça fait partie de mon travail éditorial, c’est à dire de position par rapport à la création, à la culture… et la culture c’est la diversité.

On entend souvent que les revenus générés par le live constituent une planche de salut pour les artistes. Pourraient-ils alors envisager de délaisser les enregistrements studio, et, cassant le modèle traditionnel, se contenter de tourner sans fin pour aller chercher l’argent là où les consommateurs veulent bien encore le mettre, sans possibilité de piratage ?

Évidemment nous nous devions d’évoquer l’HADOPI, qui même si elle n’est pas le fait des seules majors, ne pouvait être ignorée dans cet entretien. La loi, dont on ne peut objectivement pas mesurer les résultats pour le moment, et au moment où les plateformes légales développées en parallèle commencent à faire leurs preuves, constitue l’un des sujets que Pascal Nègre a incarné en raison de sa position tant professionnelle que médiatique. M. Nègre commence par une mise au point sur la genèse de la loi :

“Excusez-moi mais HADOPI, ce ne sont pas les majors. Ce sont des députés, des sénateurs qui ont mis deux ans pour la voter. Parce qu’entre les accords de l’Elysée, c’est logique, il n’y a pas que la musique, il y a le film, le cinéma, la télé et excusez moi mais les fournisseurs d’accès aussi sont comptés dans cette liste. Donc voilà, premier point. Deuxième point, l’HADOPI, c’était l’idée que l’Etat officiellement dise ‘attention, pirater, ce n’est pas légal.’ C’est un point qui est important et visiblement, il y a des gens qui l’ont entendu. Il s’agit, à un moment, de dire ’si vous voulez que la création existe, il faut qu’elle soit financée et à un moment, aller pirater, c’est pas terrible’.”


Ainsi que nous nous y attendions, il nous prône la dimension pédagogique de la loi. Celle-ci s’attaquant avant tout aux réseaux de peer-to-peer, des moyens de piratage déjà obsolètes, détournés voire supprimés (dans le cas de Limewire par exemple), la légitimité d’engager de telles dépenses aux frais du contribuable est-elle vraiment justifiée ?

“Dix millions, vous trouvez ça beaucoup pour sauver une industrie dans laquelle 75 000 français travaillent ? (…) [Il y a] cinq millions de personnes qui travaillent dans le milieu culturel en Europe. Cinq millions de personnes qui sont liées à la création de contenus, c’est gigantesque. Et se poser la question de la piraterie c’est aberrant ? Non, ce n’est pas aberrant. (…) Moi je vois de la pub en permanence sur l’artisanat donc voilà, ça ne me choque pas de voir de la pub sur “attention, la création a un sens, elle a une valeur”.

Cette somme n’aurait-elle pas pu être investie dans l’innovation technologique, servir à développer des services légaux appropriés, qui dès qu’ils sont suffisamment qualitatifs et adaptés aux usages, détournent automatiquement les éventuels “pirates” des téléchargements illégaux ? La réponse fuse :“Je veux bien que l’État finance de l’innovation technologique et je trouve ça très bien. Mon angoisse, c’est que malheureusement, l’innovation technologique ne vient pas de chez nous.” (…) Quand vous voyez que vous êtes sur Deezer, sur FNAC.com et Itunes.com en France, et qu’il y en a un qui n’a pas le même taux de TVA que l’autre…” L’innovation technologique n’est en effet pas taxée aux États-Unis comme elle l’est en Europe.

Nous avons rapporté ici les points fondamentaux de notre long entretien avec Pascal Nègre. Nous vous invitons à en lire la retranscription complète [PDF].

Interview réalisée et éditée par Lara Beswick et Loïc Dumoulin-Richet.

Illustrations CC FlickR par Jonathan_W, Beverly & Pack,Steve.M~, ottonassar

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