#10 Le mythe de l’enfant sauvage

Le 25 mai 2011

Et si derrière le mythe de l'enfant sauvage, nous caressions l'idée d'un autre mode de vie possible ? Le sauvageon Rechi part sur les traces artistiques de cette figure imposée. Vagabondage.

Il y a tout juste deux ans, en mai 2009, le monde prenait pitié de Natacha, une fillette de cinq ans découverte dans un sale état, enfermée dans un taudis sibérien. En pénétrant dans l’appartement délabré de ses grands-parents dans la ville de Tchita, les enquêteurs russes tombent nez à nez avec une petite fille qui fait preuve d’une attitude sauvage. Délaissée par des aïeuls indigents et peu scrupuleux, la môme a grandi en singeant le comportement des chiens et chats qui l’entouraient. Alors l’enfant sautille, glapit, se jette sur les gens tel un chiot et ne communique qu’avec un langage que la police locale décrit comme “celui des animaux”. Quand on lui tend une assiette, celle-ci délaisse la cuillère qui l’accompagne pour en laper le contenu. Les psychiatres qui la prennent alors en charge ont beau le récuser à raison, le terme d’enfant sauvage a déjà inondé les titres d’articles.

Pourvoyeur de culture populaire

À l’instar de l’auteur T.C Boyle qui sort ces jours-ci un roman intitulé L’enfant sauvage – inspiré de l’histoire vraie de Victor de l’Aveyron, un petit garçon de sept ans découvert dans une forêt par des chasseurs au XVIIIe siècle – le mythe de l’enfant sauvage a toujours passionné les foules et ceux qui les abreuvent. En 1970, François Truffaut consacrait également un film au même petit gars, utilisant déjà le titre facile que Boyle reprendrait quarante ans plus tard. Dans ce long-métrage intermédiaire dans sa trilogie sur l’enfance – entamée avec Les 400 coups (1959) puis conclue avec L’argent de poche (1976), Truffaut fait dans une certaine mesure écho à sa propre enfance, lui qui a été privé d’affection durant les premières années de sa vie. A l’époque, ses parents, peu intéressés, le confient rapidement à sa grand-mère mais celle-ci meurt quand il atteint l’âge de huit ans. Il réintègre alors la cellule familiale, mais l’absence d’attention de sa mère, le pousse à le réfugier dans la lecture et le cinéma. Cette enfance solitaire, il la dépeint ainsi à travers un pan de la vie de Victor, un petit garçon en captivité, mu par une authenticité non-pervertie après plusieurs années d’isolement dans une forêt qu’il domptera en se nourrissant essentiellement de végétaux.

Quelques années plus tard en 1974, Werner Herzog porte pour sa part à l’écran L’Enigme de Kaspar Hauser, sorte de pendant allemand de l’histoire de Victor de l’Aveyron. Le 26 mai 1828, un adolescent épuisé, titubant et gesticulant de manière désarticulée déboule dans une rue du centre de Nuremberg, tout juste capable de dire son nom. L’histoire fait le tour des journaux, les hypothèses fleurissent et le maire de la ville finit par le prendre sous son aile. Sans qu’il ait été possible de démêler les fils de son histoire, le garçon meurt à peine cinq années plus tard, mystérieusement poignardé. Depuis les historiens se perdent en conjectures et tentent d’élucider l’affaire, la théorie la plus répandue étant que le pauvre Kaspar aurait en fait été le fils faussement déclaré mort de la princesse Stéphanie de Beauharnais, nièce de Joséphine l’impératrice des Français.

Plus récemment, c’est carrément la machine hollywoodienne, en la personne de JJ Abrams – scénariste de la rocambolesque série Lost – qui s’inspirait du mythe universel de l’enfant sauvage. Le temps d’un épisode – baptisé “Inner Child” – de la première saison de Fringe, sa dernière création télévisuelle, Abrams exposait l’histoire d’un enfant pâlot découvert après plusieurs années d’isolement, dans les fondements d’un immeuble sur le point d’être pilonné. Dans ce cas-ci, le marmot n’était pas récupéré par des chasseurs français ou un maire allemand bourgeois mais par cette froide coquine d’Olivia Dunham, enquêtrice au FBI en charge du traitement des phénomènes paranormaux. Remâchant le mythe de l’enfant sauvage à la sauce mainstream, JJ Abrams avait alors tout le loisir de badigeonner l’épisode de la crème d’une relation fusionnelle entre le gosse et la fliquette, sans qu’on ne sache vraiment au final comment l’enfant avait bien pu faire pour atterrir dans son trou à rat urbain. Soit dit en passant, l’absence d’explication tangible n’est pas inhabituelle pour le fan, tant le scénariste américain est passé maître dans l’art de façonner des histoires tordues et sans explication.

Un thème littéraire récurrent

Question littérature, T.C Boyle est évidemment loin d’être un pionnier. La plus vieille histoire d’enfant sauvage est probablement celle de Rémus et Romulus. Des deux frères jumeaux abandonnés à la naissance, élevés par une communauté de loups, qui finissent par fonder Rome. La revanche des enfants abandonnés, voilà une histoire qui a de la gueule. Toujours en la matière, comment ne pas parler également de Rudyard Kipling, de son livre de la jungle et de son Mowgli, élevé lui aussi par les loups. Sans oublier le Tarzan de Edgar Rice Burroughs. Fils d’un couple d’aristocrates anglais abandonnés dans la jungle africaine à la suite d’une mutinerie, Tarzan est recueilli à leur mort par de grands singes fictifs, les orangs, qui s’occupent de lui comme on prendrait soin d’un gamin trouvé dans une poubelle.

En plus d’être doté d’un intellect supérieur et d’apprendre à parler anglais tout seul grâce à un pauvre livre d’images, rare vestige hérité de ses parents, l’ami Tarzan développe des capacités physiques supérieures à celles de n’importe quel autre humain. Il finit par rejoindre l’Amérique à l’âge adulte puis se rend compte que la civilisation moderne est un essaim infesté de crétins, ce qui le pousse à regagner sa jungle de coeur pour couler des jours paisibles. Une bien belle fable en apparence mais il convient de signaler que Edgar Rice Burroughs fut tout de même taxé par ses contempteurs d’avoir été influencé par les thèses nauséabondes du darwinisme social dans l’écriture de son roman.

Derrière les mots et les anecdotes, le mythe de l’enfant sauvage passionne parce qu’il constitue un moyen de renvoyer l’être humain face aux limites du système dans lequel il évolue. Pas étonnant par exemple que les avocats ne manquent jamais de brandir son spectre et de qualifier leurs clients de la sorte, comme pour atténuer les charges pesant sur eux, comme pour souligner que la société est partiellement coupable du crime d’un individu. D’un point de vue moral – particulièrement en littérature – le mécanisme d’auto-flagellation est récurrent. Le sauvage – incarnation du bien – est quasiment à chaque fois traqué par l’être civilisé – miroir de la vilenie de ses contemporains. Alors que ce dernier pense être défini par sa condition humaine de héraut du monde moderne et ses bienfaits, il ne rate jamais l’occasion de pourrir ce pauvre marmot désocialisé qui n’avait rien demandé et vivait tranquillement parmi les animaux. Partant de ce postulat, les auteurs ont la fâcheuse tendance à en faire des caisses et voilà comment Mowgli devient le plus malin, Tarzan le plus fort, le plus intelligent et le plus sage. Et que dire de Rémus et Romulus – qui se repaissaient de lait de louve quelques décennies plus tôt – finissant par poser les jalons de ce qui deviendra pas moins qu’une des civilisations les plus remarquables dans l’histoire de l’humanité. Quand ils ne servent pas quelques doctrines puantes et quand on dépasse la bien-pensance qui les caractérise forcément, ces ouvrages et ces films sont pourtant de la trempe des contes moraux universels.

La revanche du sauvageon

Si le thème est presque un marronnier en matière de littérature, dans les faits, la plupart des cas d’enfant sauvage recensés s’avère être de grossiers canulars – même à notre époque – manque de preuves tangibles ou s’étale sur des périodes relativement courtes. Mais comme le retrace Serge Aroles dans l’ouvrage Marie-Angélique, Survie et résurrection d’une enfant perdue dix années en forêt,(Terre-éd., 2004) bien qu’ils soient rares, il existe visiblement au moins un cas avéré d’enfant sauvage ayant passé une décennie en forêt. Après avoir épluché plusieurs centaines de documents relatifs à cette jeune fille capturée à Songy en Champagne en septembre 1731, l’auteur en a publié une trentaine qui tendent à accréditer la véracité de l’histoire.

Selon l’auteur, Marie-Angélique était une petite Amérindienne originaire de la tribu des renards, établie dans ce qui était alors la colonie française du Wisconsin. Après avoir débarqué dans le sud de la France en provenance du Canada en 1720 à l’âge de neuf ans, on estime qu’elle prit le maquis l’année suivante, fuyant la grande peste qui ravagea la Provence cette année-là. Son périple l’aurait alors amené à crapahuter dans les forêts du royaume de France, jusqu’à se faire attraper à un millier de kilomètres de son point de départ, pas moins de dix ans plus tard. Selon l’auteur, les aptitudes qu’elle aurait développé dans sa tribu natale lui aurait permis de survivre aisément en milieu forestier. L’altération intellectuelle dont elle fit preuve à sa découverte, se révéla ne pas être irréversible. Ce que Serge Aroles écrit à son propos dans un second ouvrage, intitulé L’énigme des enfants-loups (Publibook, 2007) est éloquent:

Durant cette décennie, elle n’a pas vécu au sein des loups, mais survécu au péril de ceux-ci, s’étant armée d’un gourdin et d’une arme métallique, volée ou découverte. Lorsqu’elle fut capturée, cette chasseresse noirâtre, chevelue, griffue, présentait certes des éléments de régression (elle s’agenouillait pour boire l’eau et ses yeux étaient animés d’un battement latéral permanent, tel un nystagmus, stigmate de sa vie dans l’alerte), toutefois, cette enfant avait triomphé d’un défi inouï, non tant la lutte contre le froid, les loups et la faim, mais bien le combat de préserver son langage articulé, fut-ce après une décennie de mutisme, de parole envolée. Alors que les archives assurent qu’elle était âgée d’environ 19 ans lors de sa capture, un texte imprimé lui attribua la moitié de cet âge. Cette erreur monumentale, infiniment reprise, ayant empêché, depuis trois siècles, les enquêteurs de découvrir son origine, attendu qu’il fallait chercher sa naissance et sa venue en France dans les registres antérieurs d’une décennie. Sa résurrection intellectuelle fut majeure ; elle apprit à lire et écrire, devint un temps religieuse en une abbaye royale, tomba dans la misère, fut secourue par la reine de France, épouse de Louis XV, refusa un amour qu’un lettré lui offrait, fut tant digne lors de son ultime maladie, un asthme aux longues asphyxies, et mourut assez fortunée, son inventaire après décès en faisant foi. Considérée par le philosophe écossais Monboddo, qui l’interrogea en 1765, comme le personnage le plus extraordinaire de son époque, cette femme d’autrefois est tombée en notre oubli ; elle s’efface, depuis plus de deux siècles, derrière toutes les héroïnes de la fiction.

L’enfant sauvage nous renvoie à notre propre condition

Finalement, l’aspect complètement méconnu de l’histoire de Marie-Angélique démontre sans doute l’ambiguïté que nous entretenons avec le concept même d’enfant sauvage. A l’état de fable, on se plaît à divaguer sur le côté garde-fou sociétal qui font l’essence de ces récits. Le sauvage est certes un être différent mais pas dépourvu de sensibilité ou d’intelligence. La morale veut donc qu’on y regarde à deux fois avant de le juger ou de le persécuter, car finalement on a sans doute tout autant à apprendre de lui que lui de nous.

Bref, le bullshit culturel classique.

Appliquées à notre époque régie par la vitesse à laquelle les agences de presse distillent les dépêches, les histoires comme celle de la petite Natacha suscitent une indignation à la hauteur de la cruauté de sa situation. Toutefois cette indignation est fugace, pour ne pas dire instantanée. Elle disparaît en même temps que le cycle médiatique se renferme. Deux ans plus tard, il n’est pas inenvisageable que, comme Marie-Angélique en son temps, la fillette ait réappris à vivre selon des standards plus conformes à ceux de celui qu’on appelle abstraitement l’homme moderne. Mais notre curiosité est limitée dans le temps et celle des médias aussi. Il est dès lors peu probable qu’on ait jamais le fin mot de l’histoire.

Cela n’est en définitive pas sans rappeler l’histoire de Piano Man, ce jeune homme retrouvé vêtu d’un smoking, trempé et inconscient sur une plage anglaise en 2005. Une fois à l’hôpital, celui-ci, atteint d’amnésie, démontra des talents certains de pianiste. L’affaire, incroyable, tint les médias du monde entier en haleine durant plusieurs mois et des milliers de témoignages de gens pensant le reconnaître affluèrent. Le jeune homme avoua finalement au bout de cinq mois qu’il se nommait Andrea Grassl et qu’il avait tenté de se suicider en se jetant en mer. L’ironie de cette histoire est que plus personne ne semble se souvenir de l’épilogue.

C’est précisément ce qui se passe en bout de course avec les enfants sauvages. Nous aimons l’idée de leur existence mais ces gosses ne nous intéressent que parce qu’ils sont différents. Le trait rugueux de leurs vies de paria n’a d’égal que la lisseur de nos vies asservies au quotidien. A défaut de franchir le pas, nous caressons l’idée qu’un autre mode de vie soit possible. Mais quand ces individus marginaux rejoignent les rangs de l’ordre établi, ils perdent alors tout intérêt.


Illustrations : affiche du Film L’enfant sauvage de François Truffaut, couverture du livre L’enfant sauvage de TC Boyle, Image du domaine public de Wenzel Hollar (1607–1677)

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